CHRONIQUE. Si la perspective de consacrer du temps de cerveau disponible à des oeuvres privées d'existence ne vous dérange pas, plongeons ensemble dans la machine à fantasme. Celle qui permet de donner vie à ces projets avortés, ces rêves de créateurs dont la naissance contrariée ne laisse qu'une trace éthérée dans nos vies d'éternels rêveurs...
Les jeux annulés : Le mystère des oeuvres fantômes
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La fin d'un voleur de rêve
Après deux heures de jeu, Nathan Drake chute une énième fois. Le générique d'intro débute. Il est là, sur mon écran : Uncharted 4 ! Après 5 ans d'attente, la saga de l'aventurier le plus résistant du jeu vidéo se dévoile au monde entier. Après avoir maté image par image les différentes vidéos de gameplay, analysé dans le moindre pixel la plus petite photo promotionnelle, on peut enfin littéralement concrétiser à domicile ce roller coaster que des millions de joueurs attendaient.
Naughty Dog est conscient de la place de son mastodonte. Conscient de l'attente qu'il suscite. Neil Druckmann et son équipe délivrent donc une oeuvre ample, abattant les cartes les unes après les autres. Le jeu est dans un dialogue constant avec celui qui le manipule. Le game-design prend des atours de jeu de piste, d'hommage final à ce qui est devenu en moins de 10 ans une des licences les plus prestigieuses de l'industrie.
Jouant sur les codes, la connaissance de la saga, l'évolution du rapport à l'interactivité, le jeu surprend, et à quelques occasions, déstabilise. C'est ce qui lui donne son poids, ce qui en fera plus qu'une expérience ponctuelle d'une quinzaine d'heures. Car c'est là le constat inévitable : après tant d'années de développement, de communication, le jeu se conclut, le générique défile. La chimère a traversé notre champs de vision, et son héritage est gravé dans la roche. Ce qui est, est. Et Uncharted 4 est.
Tous les jeux n'ont pas la chance d'aboutir à une existence définie dans l'histoire de la culture. Si je peux, au moment présent, tenir dans mes mains le boitier de tel ou tel grand (ou petit) jeu... en revanche je ne peux que me raccrocher à une vision si je veux aller chercher la galette de Fable Legends, Scalebound ou de Starcraft Ghost. Et si c'était cette petite différence, l'absence "d'existence", qui en faisaient pourtant des jeux inoubliables ?
Petit papa Noël, quand tu descendras de la skybox...
(chanson connue)
L'idée n'est pas de faire une liste aussi ludique, qu'exhaustive, tant de nombreux sites s'en chargeant très bien. A ce titre, restons à la maison et relisez ce top de Plume (Les plus injustes annulations du jeu vidéo), passant en revue les candidats les plus marquants au titre. Non, ici mon idée est plutôt d'analyser la relation intime entre le joueur, son attente et le fantasme qui en résulte.
Avant d'aborder l'épineuse question des univers parallèles (Einstein nous guidera d'ici là, il nous rejoint dans à peine 10 minutes de lecture), faisons un petit saut dans le temps. Quoi de mieux pour aborder la déception d'une attente non comblée qu'en revenant à l'enfance. Le coupable a la mauvaise habitude de s'habiller en rouge, et à tendance à poser des lapins si on oublie d'être sage.
Spoiler alert : Le père Noël n'existe pas. Si pour certains d'entre nous, l'évocation de cette figure mythologique de l'enfance a toujours été synonyme de mascarade symbolique, d'autres y ont cru. Profondément. Une croyance si forte qu'elle permettait de fantasmer une puissance absolue. Un démiurge qui juge nos faits et gestes en l'échange de cadeaux. Une fois l'âge, ou l'expérience requise atteinte, son inexistence avérée, vient l'heure du constat : Le père-Noel n'existe vraiment pas. Pourtant, les cadeaux existent. Le folklore n'est qu'un mirage, mais le résultat est concret. Mais l'heure n'est pas aux cadeaux.
Le fantôme de Starcraft Ghost
Les années passent. Le père Noël devient une mauvaise blague, mais pour les plus chanceux, les cadeaux s'enchaînent années après années sous le sapin. Le papier cadeau révèle même parfois contenir un jeu vidéo. De fil en aiguille, le virus prend, et la lecture s'impose. L'enfant doit se tenir au courant. Il doit savoir. A une heure où internet n'est qu'un nourrisson un petit peu trop lent pour son propre bien, le magazine fait office de bible. Les images nous étonnent. On imagine instinctivement le mouvement.
Les jeux présentées prennent vie dans la machine à fantasme que l'on nomme parfois cerveau. Et puis Blizzard, quel talent ! S'éloignant un temps du RTS, le studio présente à grand renfort de marketing leur prochain projet : Starcraft Ghost. L'enfant suit son évolution. En 2002, l'objet fait les couvertures des gros vendeurs de la presse mondiale. Le jeu promet beaucoup. Aux côtés d'autres blockbusters, il réserve déjà sa place dans les étalages. Et l'enfant se dit que Starcraft Ghost ferait un superbe cadeau de Noël entre un single de la Starac' et le DVD de Spider-Man.
Après des previews de 4 pages, des interviews des développeurs, le jeu fait le mort. Et puis un jour, un petit encadré nous annonce son annulation. Le fil de la vie, coupé. Même pas le temps de dire au revoir, et le sapin sera moins garni. L'enfant à grandi. Si, dans ses aventures de gamers, il a su oublier des jeux qu'il avait pourtant complété avec assiduité ("coucou Mark of Kri, je ne t'avais pas vu entrer. Si tu pouvais éviter de prendre la dernière bière, par contre..."), au point de les annihiler de sa mémoire, il se souvient encore de Starcraft Ghost. De ses designs, des environnements, de la promesse. Une promesse non tenue, qui crée une déchirure quelque-part, sous réserve de l'avoir attendu.
Le jeu n'existe pas, et reste pourtant inoubliable. Pas forcément pour ce qu'il était, mais pour ce qu'il aurait pu être.
Resident Evil 3,5 Turbo Alpha Alt
Prenons le cas cette fois-ci non pas d'un jeu annulé, mais d'une production dont le résultat final est si éloigné des propositions initiales qu'il semble être une toute autre oeuvre. Quelle meilleure saga que Resident Evil pour trouver toutes sortes d'itérations fantasques qui resteront à l'état d'archives ?
Je pense au fameux Resident Evil 1.5, dont une partie a été mise à la disposition du public plus d'une décennie plus tard ! Quand je vois cette vidéo ci-dessous, l'émotion reste palpable...
Dans la foulée, quel meilleur opus à décortiquer que le 4ème, dont pas moins de 3 versions ont été présentées au monde avant d'aboutir au chef d'oeuvre que nous connaissons tous. En 2002, Resident Evil 4 ne se passe apparemment pas en Espagne. Il ne nous confronte pas non plus à des paysans sous le contrôle d'un parasite. Dans la recherche constante de renouvellement de sa franchise, Shinji Mikami semble plus pencher vers des inspirations fantasmagoriques qui semblent lorgner du côté de Silent Hill, le principal concurrent. Autre salon, autre année. Resident Evil 4 s'aventure du côté de la maison hantée, des marionnettes envoûtées. Leon Kennedy démissionne, et conseille plutôt un de ses collègues, Dante, pour s'occuper de régler l'affaire.
Si des constantes sont visibles (Leon, son beau manteau à fourrure, un nouveau jeu sur le point de vue après les caméras fixes des précédents) entre les différentes versions jusqu'ici proposées, le coeur même de l'expérience ne pouvait pas être plus éloigné de ce que les joueurs ont connus trois ans plus tard. C'est donc potentiellement trois épisodes de Resident Evil qui sont tombées dans limbes de l'histoire ! Si personnellement, le quatrième opus tel qu'on le connait me convient parfaitement, étant une montagne russe hallucinante au gameplay inédit pour l'époque, je ne peux m'empêcher de continuer à rêver d'une expérience terrifiante, d'une étrangeté peu commune à la saga. Tout ce qui était vendu dans ces premiers trailers.
Les alphas/betas/versions de travail du jeu n'ayant pour l'instant jamais atteint la toile, le souvenir reste un mélange de rêve et d'images plus belles que la vie, qui resteront probablement en tête jusqu'à la fin. Nous ne sommes pas dans les secrets des dieux, et si il y a évidemment des raisons concrètes au fait d'avoir plusieurs fois changé l'ADN du jeu, une part inconsciente de mon esprit ne peut s'empêcher de penser que le meilleur était à venir. Une projection vers l'avenir à l'intérieur d'un souvenir. La machine à fantasme fonctionne à plein régime, car c'est de ça dont il est question ici.
D'autres vies que la mienne
C'est à ce moment que je quitte ma machine à écrire quelques instants (je vous écrit de 1918, l'ambiance est étrange mais au moins, il ne pleut pas) pour ouvrir la porte à Albert Einstein. Il tenait, à l'aune du sujet qui nous intéresse aujourd'hui, à aborder la théorie des cordes. On ne m'en voudra pas de résumer le propos d'Albert pour recentrer le sujet. Selon lui, il existe des univers parallèles aux nôtres.
Des univers ou, sur Gameblog.ca, la rédaction teste pour Resident Evil 4, en 2005. Le jeu nous montre Leon dans un zeppelin, essayant de lutter contre une infection mystérieuse. L'ambiance est entre le victorien et le steampunk. Les angles sont toujours pré-calculés, mais le dynamisme de la caméra est sans égal. L'ajout de la lampe torche et d'un système de peur élève le gameplay à un niveau inédit dans la franchise. L'aventure est étrange, et s'éloigne franchement des canons de l'époque. Le jeu est excellent, mais ne révolutionne pas vraiment la formule, se contentant d'affiner la recette et d'offrir une aventure qui met le trouillomètre à zéro.
Le jeu d'action attendra toujours sa révolution. C'est une autre version de l'histoire. Avec un autre héritage. Car si pour certains, Resident Evil 4 sonnait comme la fin de la saga telle qu'on la connaissait (troquant l'épouvante pour l'action/aventure), pour d'autres, le jeu pose des standards inégalés dans ce qui constituera le TPS moderne. "Whatever happened, happened", comme disait Daniel Faraday. Tiens, en parlant de LOST...
Il y a une différence entre connaître le chemin, et arpenter le chemin.
Morpheus Fishburne. Zion, 2199
Certains d'entre vous ont peut être fait l'expérience de suivre la série LOST dés ses débuts en 2004 (ou 2005 en France). Jugement de valeur mis de côté (absolument pas envie de lancer une polémique sur cette série dont on pense ce qu'on veut, concentrons-nous sur son impact culturel), la série a proposé une expérience qui dépassait le cadre de la petite lucarne. Regarder LOST, c'était aussi et surtout en parler. A ses collègues, sa famille, ses amis, ses connaissances virtuelles...
Prenant son essor en même temps que la démocratisation d'Internet, la série a nourri des millions de messages de forums, de théories fumeuses, d'interprétations érudites sur la portée supposée d'un point de détail, ou de l'intrigue globale. La relative déception provoquée par la fin du show était à la mesure de la passion de ses fans. Mais ce qui constituait le coeur de l'expérience n'était pas justement ce temps d'attente ? Cette transition entre le fantasme et la connaissance, qui elle tire malheureusement un trait sur l'avenir.
LOST, c'est la quête de réponse, c'est une proposition d'expérience continue. Et pour certains, malgré la trahison qui pend au nez, c'est le chemin qui compte. Que le souvenir de l'oeuvre soit terni par la trahison d'une absence de réponse/de qualité n'annule pas le plaisir pris pendant des années. La déception n'est pas rétroactive.
C'est le même cas de figure en ce qui concerne l'attente autour d'un jeu. Qu'il soit annulé ou pas, la communication, le marketing, les trailers, les effets d'annonces, le moindre élément qui annonce ce que sera l'oeuvre est assimilée par le joueur. C'est le début du chemin. J'ai pris autant, sinon plus de plaisir à suivre la communication dingue d'Hideo Kojima autour de MGSV qu'en goûtant au jeu. Le dilemme se pose, et c'est un défi à relever.
Le chat de Schrödinger
D'un côté, un jeu qui finit par sortir se livre nu au monde, au risque de décevoir par rapport à l'attente qu'il a suscité, à la perpétuelle source de rêves qu'il promettait. Il définit pour de bon ce que sera l'expérience, qui pourra être vécue, rangée quelque-part dans la bibliothèque de notre esprit, et selon son pouvoir d'évocation, continuer à vivre comme dans un cadre défini.
Une pensée pour Peter Molyneux, et le jeu Project Ego (ou le projet Milo aussi tiens au passage, quel homme ce Peter). Un jeu qui promettait monts et merveilles. Un univers persistant dans lequel chacun de nos choix aurait une conséquence. Une aventure dont nous sommes vraiment le héros, dont nous modelons le monde selon nos fantasmes épiques. Un jeu malheureusement annulé, et qui de toutes manières n'aurait pas été un projet réaliste vu les moyens mis en oeuvre.
Aaaaaattendez, on me signale à l'oreillette que le jeu est bien sorti. Il s'agirait de Fable. J'ai beau relire les différentes previews du jeu, les interviews de Molyneux ou des frères Carter, j'ai toujours du mal à y croire.
De l'autre côté, un jeu annulé, qui plus est quand il promettait beaucoup, ne restera à jamais qu'une expérience incomplète, sans substance. Uniquement l'impression d'avoir vu sans pouvoir toucher. Mais son aura restera. Le rêve continuera, on interprétera à loisir ce qui n'a pu exister. Le fantasme insaisissable d'un jeu qui aurait pu être... le meilleur jeu du monde (à nos yeux de grands enfants naïfs).
Avant de vous laisser, une pensée émue pour P.T, le teaser jouable d'un Silent Hills que nous ne connaîtrons jamais. L'expérience reste un sample, un condensé de pure créativité, et qui, par sa vie propre, saura sans doute aucun rester une "oeuvre" culte. Le chat de Schrödinger est dans sa boîte, ni vivant, ni mort. L'histoire décide de son sort, et ne nous permet pas à nous, simple humanité, d'en connaître les différentes issues.
Et vous, enfants qui ne croyez plus au père Noël, quelles sont vos expériences d'annulation violentes, inattendues, improbables ? Qu'est-ce que la machine à fantasme a laissé comme trace dans votre psyché, vous poussant encore et toujours à espérer le meilleur, dans l'horizon indépassable de notre imagination ?
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